Michèle Castelli
EXTRAITS
Marie di Lola
Chapitre I , Secrets de famille
Pane e pernice, affari di casa, ùn si ne dice ! (Du pain et des perdrix, ce qui se passe à la maison, on n'en parle pas !)
Marie, je n'ai qu'un seul prénom, Marie, Marie Baldini. Je suis née le 16 novembre 1894 à l'Ile-Rousse, petit port du nord de la Corse, dans cette région de Balagne, terre de l'olivier, étagée entre la montagne et la mer.
Mon père: Joseph; ma mère, Barbe, un prénom bien rébarbatif pour une toute petite femme vive et brune. Elle n'est pas restée longtemps "Barbe", elle est très vite devenue "Lola" et tous ses enfants: quelli di Lola (ceux de Lola).
Joseph est originaire de Monticello, un minuscule village, quelques âmes, perché sur une de ces collines pelées, odorantes, ardentes au soleil de juillet, qui entourent Ile-Rousse. La campagne, Monticello, i paisani (les paysans ), ses habitants: quatre kilomètres, tout un voyage pour descendre en "ville"! Le père de Joseph était épicier ou "grossiste" ou colporteur à l'occasion, je ne sais pas vraiment. Dans sa petite boutique sombre et fraîche,des barils d'olives, d'anchois, des sacs de farine... parmi lesquels Joseph jouait avec ses frères, se dissimulant derrière les jarres d'huile; ma soeur Angèle dit parfois qu'il n'y en avait peut-être eu qu'une seule ! Joseph et les autres garçons abandonnèrent la boutique paternelle, l'odeur du froment, de la sciure et de la saumure; ils devinrent marins. Ce fut ainsi que mon père s'embarqua comme mousse, à bord d'un garnd voilier en partance pour l'Amérique...
Ma mère, Lola, une paisana elle aussi, mais de loin, de Montemaggiore, à une vingtaine de kilomètres d'Ile-Rousse ! Un village dans la "montagne", des champs, des maisons serrées les unes contre les autres... Trois filles et un garçon parmi les asphodèles, au printemps, près de la rivière, U Fiume (le fleuve, le cours d'eau), ce fiume terrible qui, un jour, en crue, déferla sur les champs, sur les propriétés des parents de Lola, détruisant tout sur son passage. "Un cataclysme" disaient les vieux!... La ruine... Les parents morts de "chagrin" à trois mois d'intervalle... Les enfants confiés à un tuteur, parent ou ami de la famille, je ne sais, les enfants grandis, dispersés dans la vie.
Lola, en robe noire, s'affaire dans les rues d'Ile-Rousse: elle gagne sa vie en distribuant des télégrammes et court aussi vite que le lui permettent ses petites bottines et sa longue jupe; elle a ainsi le privilège d'entrer au "Château", cette grande et orgueilleuse bâtisse ocre, flanquée de deux tourelles que le vieux Piccioni vient de faire construire sur une place encore déserte. Lola ne reçoit pas pour autant un pourboire royal, car si ce mécène d'Ile-Rousse contribue largement, par sa prodigalité, au développement de la ville, encore naissante, il se montre fort économe dans la vie quotidienne, exerçant une constante surveillance sur ses domestiques.
Joseph, lors d'un séjour à Ile-Rousse, entre deux voyages, rencontre Lola, la trouve jolie et l'épouse tout aussitôt. Le tuteur se manifeste parfois, en apportant à la maison quelques corbeilles de grosses poires dorées et juteuses, puis il disparaît et, avec lui, les propriétés familiales... vendues, "disparues" aussi.
Le jeune ménage s'installe dans un logement situé sur la place du "Canon": cette petite place est, alors, un des centres les plus animés de la vie île-roussienne. Les vieilles rues convergent, pour la plupart, avec leur loghje (passage couvert, en arcade) en dos d'âne, vers cette place aux dalles inégales et bombées, fraîche sous l'ombre des platanes: une fontaine, un lavoir, le boulanger et toutes les familles qui se connaissent, s'entr'aident, tous les marmots mêlés: à qui ce garçon édenté, cette fillette rieuse? Les mères affairées, les maris, les marins.
Le soir, au frais, on tire les chaises surle pas de la porte... La nuit vient peu à peu... une tête bouclée sur les genoux d'une femme, les premières étoiles, les bâillements, les derniers chuchotements.
Rue Château-Payan
UN
Quel bruit! Quel mouvement! Quelles bousculades!
A travers la passerelle du bateau, on peut voir l'eau glauque puis trouble et noirâtre.Les porteurs foncent, l'échine courbée, dans un va-et-vient incessant.
C'est la seconde fois que j'arrive à Marseille, mais comme ce voyage est différent du précédent! Alors, en compagnie de Pélegrine, ma soeur, chaperonnée par une amie de mes parents, je venias découvrir le continent, en visite seulement. Mon avenir était à L'Ile-Rousse. Qui aurait imaginé, il y a quatre ans, en 1917, qu'aujourd'hui je quitterais ma famille, mon pays, pour venir m'installer avec Jean à Marseille ?Avec Jean, lui qui fut si longtemps le promis de la "pauvre" jeanne, ma soeur, si peu de temps son mari... et que j'ai épousé avant-hier.
Toute une foule compacte attend les arrivants. Je vois des têtes levées, des mains tendues, des mouchoirs agités avec force, comme s'ils appartenaient tous à un même et monstrueux personnage: l'Inconnu. Du quai jusqu'au bastingage, on échange des phrases. Commencées sur un ton modéré, elles se poursuivent de plus en plus fort jusqu'à être hurlées à pleins poumons, recouvertes aussitôt par d'autres, englouties avant leur fin dans un flot de mots corses et français. Par-ci par-là surnagent des bribes. Je m'y accroche comme à une bouée de secours. La tête me tourne. Je cherche le regard de Jean, mais il est occupé à rassembler les bagages. Pour un marin comme lui, quoi de plus banal que l'arrivée dans un port ?
Ah! Voici Netta, ma cousine,et son mari. Le quai s'éclaire brusquement, cette foule dense n'est plus composée que de parents et d'amis, aux visages souriants, venus accueillir un être cher. Ils ont emmené leurs deux petites filles. comme elles ont grandi! Je les avis quittées encore bébés. Nous tombons dans les bras les uns des autres et Netta me serre contre sa poitrine rebondie, recouverte du satin noir des dimanches, en poussant de gros soupirs qui tiennent lieu de condoléances pour tous nos malheurs passés.
La Veuve Blanche
Chapitre VI
Ce matin-là, Banina peigna avec plus de soin que de coutume ses beaux cheveux châtain foncé dont l'épaisseur était telle que, ses tresses défaites, elle était enveloppée jusqu'aux reins d'un manteau aussi chaud et soyeux qu'une fourrure. Le peigne passait difficilement dans cette toison ondulée et il lui avait fallu réclamer l'aide de sa sœur aînée. A elles deux,elles arrivèrent à domestiquer cette chevelure luxuriante et à la réduire en nattes serrées, enroulées en macarons derrière les oreilles. Banina posa alors sur sa tête un bonnet de velours ocre brodé d'une guirlande de fleurs et, avec un plaisir manifeste, épingla à son bonnet un mezzaru d'indienne rose récemment acheté à un colporteur de Monticellu qui lui avait assuré que les femmes élégantes de Bastia se coiffaient ainsi.
Si Banina soignait particulièrement sa mise, elle avait une bonne raison de le faire: elle allait être la marraine de Silvestru, l'un des jumeaux d'Orsula et Santu. Elle se devait de se montrer à son avantage, d'autant plus qu'au baptême était invité Mariu, auquel ses parents la destinaient et qui ne lui déplaisait point. En tout cas, elle le trouvait plus à son goût que Paulu, ce berger qui avait eu l'audace de croire qu'elle aurait pu l'accepter pour époux! Un berger! Elle, la belle, la fière Banina, pouvait tout de même espérer un parti plus honorable!
Les préparatifs de la toilette terminés, Banina, escortée de sa mère et de sa soeur aînée, se rendit à l'église. Amis, parents et curieux étaient nombreux à se presser sur le parvis. Et Banina ne vit pas, sans une bouffée d'orgueil, les regards admiratifs ou jaloux de certaines de ses amies, lorsqu'elle arriva dans ses beaux atours.